Est-ce que la gérontocratie, le règne des seniors, menace l’Europe? Les intérêts des jeunes sont-ils mis à mal lors d’élections? La génération Y est-elle apolitique? Le politologue Thomas Milic s’est intéressé au fossé générationnel en politique. Sa conclusion est surprenante.

Thomas Milic, vous avez étudié le fossé entre les âges en matière de vote. Les jeunes en Suisse sont-ils de plus en plus mis en minorité?
Le fossé générationnel en matière de vote est moins profond qu’on le pense communément. D’après nos recherches, sur les 35 dernières années en Suisse, on n’observe aucun renforcement de divergences sur le fond. Au contraire: alors que dans les années 80, on constatait entre les générations des différences supramajoritaires dans quasiment une votation sur deux, ces valeurs n’ont été que rarement atteintes depuis l’entrée dans le nouveau millénaire.

C’est une conclusion surprenante. Quelle en est la raison?
«Les jeunes» ne recouvrent pas une réalité politique uniforme. L’âge est simplement une des caractéristiques structurelles pertinentes en matière de verdict des urnes, comme le niveau de formation ou le fossé entre villes et campagnes. Jusqu’à aujourd’hui, il n’a jamais créé d’écart déterminant, et il est fréquent qu’il ne soit pas le facteur le plus important.

Quel est le point qui divise le plus les jeunes et les moins jeunes en Suisse?
C’est principalement sur les votations concernant l’armée que l’écart moyen s’établit à 18 points de pourcentage. Les thèmes de la politique étrangère et socio-politiques font ressortir un contraste entre les points de vue bien supérieur à la moyenne.

A quel point le débat autour de la retraite divise-t-il les générations?
Jusqu’à présent, il n’y a pas d’écart insurmontable, et ce, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le «conflit de répartition» entre les générations se manifeste à cette occasion de manière plus marquée que dans n’importe quelle autre. La différence moyenne en matière de comportement de vote entre les deux cohortes d’âge s’établit à seulement 14 points de pourcentage. Mais il nous faut prendre ici la défense des plus âgés. Notre analyse de la votation sur l’AVSplus de 2016 a montré que nombre d’aînés se sont prononcés contre une augmentation des rentes, et ce, en motivant leur choix par la raison suivante: «Je le fais pour mes enfants et petits-enfants». On constate donc tout à fait l’existence d’une solidarité intergénérationnelle de la part des seniors.

Le fossé générationnel en matière de vote est moins profond qu’on le pense communément.

Pourquoi de nombreux gouvernements européens rencontrent-ils tant de difficultés en matière de réforme des retraites?
Parce que les partis élus orientent leurs politiques vers la majorité plus âgée. Des cadeaux sont faits aux seniors en matière de retraite en vue de s’assurer leurs voix. Il est tout à fait possible que les gouvernements partent ici d’une hypothèse erronée et que les résultats des votations populaires soient différents des attentes, comme le montre l’exemple de la Suisse.

Selon une enquête de Swiss Life menée en Allemagne, en France et en Suisse, 52% des membres de la génération Y sont d’avis que les plus âgés vivent aujourd’hui aux dépens de la jeunesse. Est-ce que cela se traduit sur le plan politique?
Jusqu’à présent, non. Les jeunes se doutent bien que la prévoyance vieillesse pourra un jour constituer un problème, mais le sujet se prête peu à la mobilisation, il est bien trop éloigné dans le temps. Le fait d’être concerné ou non par un sujet et le temps requis pour que ce dernier ait un effet sur les personnes jouent un rôle majeur en matière de comportement politique. 

La jeunesse européenne a la réputation d’être apolitique. Est-ce un préjugé ou se tient-elle effectivement loin des urnes?
On ne peut pas parler d’un repli sur soi, car la participation électorale n’accuse pas de baisse. En 2014, selon une étude réalisée dans les pays de l’Union européenne, 63% des personnes interrogées âgées de 15 à 30 ans avaient voté lors d’élections communales, régionales, nationales ou européennes, soit 4 points de pourcentage de plus qu’en 2013. En Suisse également, la participation des jeunes est restée relativement stable au cours des deux dernières décennies. Toutefois, il est vrai que non seulement le nombre de personnes âgées augmente constamment, mais ces dernières sont également plus assidues à se rendre à l’isoloir. Dans de nombreux pays européens, les plus de 55 ans représentent plus de la moitié des votants.

Quels thèmes préoccupent la jeunesse européenne?
La question des étrangers et des migrants est le sujet majeur. Dans le sud de l’Europe, en France mais également en Allemagne, le chômage des jeunes et la précarisation rejoignent les rangs des préoccupations. Sur le marché du travail de ces régions, les jeunes sont davantage en concurrence avec la génération des aînés. Les jeunes se retrouvent souvent en position défavorable car, dans de nombreux pays, le droit du travail protège les plus âgés.

La question des étrangers et des migrants est le sujet majeur auprès des jeunes. Dans le sud de l’Europe, en France mais également en Allemagne, le chômage des jeunes et la précarisation rejoignent les rangs des préoccupations.

Observe-t-on des signes précurseurs d’un nouveau mouvement de la jeunesse?
Pas sous la forme d’un mouvement de masse international comme on a pu le voir en 1968. Il existe toutefois des tendances qui pointent vers un certain potentiel de protestation. On peut citer le mouvement Occupy né après la crise financière, les manifestations anti-Brexit ou encore les rassemblements du mouvement «Nuit debout» en France contre la loi travail du gouvernement de François Hollande. Toutefois, aucune de ces contestations ne s’est inscrite dans la durée. 

Les partis radicaux profitent-ils de l’absence de perspectives de la jeunesse?
Tout à fait, et ce, aux deux extrémités du spectre politique. Lors des élections européennes de 2014, 30% des moins de 35 ans ont voté en faveur du Front National. En Allemagne, le parti AfD attire quant à lui de nombreux jeunes hommes. A l’autre opposé, les partis de gauche comme Cinque Stelle en Italie ou Podemos en Espagne ont du succès auprès des jeunes.

D’après l’étude de Swiss Life mentionnée plus haut, 46% des membres de la génération Y pensent dès aujourd’hui que la voix des personnes plus âgées a trop de poids lors des élections. Une réforme du droit de vote est-elle nécessaire afin de contrer le pouvoir de veto des aînés dans les urnes?
À l’heure actuelle, non. Si la situation devait s’aggraver du point de vue de l’évolution démographique et que les jeunes étaient mis en minorité, on repenserait totalement la question. La formule actuelle «One man, one vote» (une personne, une voix) est très simple et considérée comme équitable. Si on commence soudainement à déclarer que la voix des personnes ayant des enfants compte double, ou que plus on est âgé, moins le vote a de poids, on va au-devant de grandes difficultés. En tout état de cause, il n’y a pas de recette miracle.

Thomas Milic

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Politologue

Thomas Milic (45 ans) est politologue au Zentrum für Demokratie Aarau (ZDA) et responsable de l’unité Votations et élections de l’institut de sondage Sotomo.

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