Certaines entreprises vivent plus longtemps que d’autres. Claudio Feser, partenaire chez McKinsey, connaît le secret de leur longévité.

Monsieur Feser, dans votre livre*, vous analysez le cycle de vie des entreprises. Quelle est leur espérance de vie moyenne?
Elle est bien moins élevée que l’on pourrait le penser. La moitié des sociétés cotées en bourse disparaissent en l’espace d’une décennie. Seule 1 entreprise sur 7 atteint l’âge de 30 ans et 1 sur 20 fêtera ses 50 ans. Comme nous, la plupart des entreprises suivent un cycle de vie naturel: elles naissent, croissent, parviennent à maturité et meurent.

Contrairement à l’être humain, les entreprises ne sont pourtant pas vouées à disparaître. Nous avions d’ailleurs présenté plusieurs entreprises séculaires dans un article. Que font-elles mieux que les autres pour subsister?
Si la durée de vie des entreprises est généralement plutôt courte, c’est parce que les marchés sont dynamiques alors que les entreprises ne le sont pas. Les marchés, qui sont constamment à la recherche de rendements attrayants, redistribuent chaque année environ 20 à 25% du capital à travers le monde et les secteurs. Dans le même temps, les entreprises ne déplacent quant à elles que 2 à 6% de leur capital.

Les entreprises qui vivent longtemps sont généralement plus dynamiques. Elles se remettent en question, testent des choses, développent continuellement de nouveaux produits, de nouveaux processus et de nouvelles méthodes commerciales.

Comment expliquez-vous cela?
A court terme du moins, les entreprises sont souvent attachées à une région et à un marché bien circonscrits. Leur budget correspond au budget de l’année précédente, plus quelques pourcents. Celles qui vivent plus longtemps sont généralement plus dynamiques. Elles se remettent en question, testent des choses, développent continuellement de nouveaux produits, de nouveaux processus et de nouvelles méthodes commerciales. Elles peuvent ainsi s’adapter à l’évolution des marchés et de l’environnement. D’où une plus grande espérance de vie. Ces entreprises sont ce que j’appelle des Serial Innovators.

Pouvez-vous nous donner deux ou trois exemples d’entreprises qui y parviennent très bien?
Il est difficile de citer des noms, car en matière d’innovation perpétuelle, il y a autant d’approches que d’entreprises. Mais si je devais en mentionner trois, ce seraient Pixar, Apple et Novartis. Elles se réinventent continuellement et ne se contentent pas d’élargir leurs marchés, mais elles en créent aussi de toutes pièces.

D’autres entreprises n’y parviennent pas. Pourquoi?
A l’instar des organismes vivants, les entreprises vieillissent. Leur «métabolisme» ralentit, elles s’engourdissent. En psychologie comportementale, on parle de «rigidité»: les processus deviennent de plus en plus bureaucratiques et la culture d’entreprise résiste au changement.

A l’instar des organismes vivants, les entreprises vieillissent. Elles s’engourdissent, deviennent plus bureaucratiques et résistent au changement.

Comment expliquer ce phénomène?
Au gré de leurs expériences, les êtres humains développent des schémas de pensée qui les conduisent à agir de façon arbitraire. Les psychologues parlent de «biais cognitif». Une étude de McKinsey a notamment montré que les managers pondèrent les pertes potentielles beaucoup plus fortement que les gains potentiels. Ainsi, ils hésitent par exemple à consentir à un investissement s’il doit figurer au titre de charges dans les comptes annuels. A cause de tels schémas de pensée, les managers ne font pas attention à d’importantes évolutions commerciales ou technologiques et manquent ainsi de précieuses occasions.

Pouvez-vous citer un exemple pour illustrer ce propos?
L’exemple de Bethlehem Steel est un cas d’école. C’était l’une des plus grandes entreprises américaines dans les années 1950. Aveuglée peut-être par le constant succès de la société, sa direction n’a pas vu venir certains changements majeurs. On construisait désormais des bâtiments de taille moyenne, moins élevés, dotés de structures en acier plus légères, en recourant au procédé de la fonte coulée. Campant sur ses acquis, Bethlehem Steel a continué de fabriquer des produits dont plus personne n’avait besoin. Sa structure de coûts n’était plus concurrentielle. En 2003, après plus de 140 années d’existence, elle a dû se déclarer en faillite.

Que peut faire une entreprise pour lutter contre de tels schémas de pensée?
Il faut agir au niveau des individus comme sur le plan organisationnel. En ce qui concerne les individus, les Serial Innovators se caractérisent souvent par des équipes dirigeantes mixtes. La diversité des genres est bien sûr un élément. Mais il est également important que les cadres dirigeants disposent d’expériences variées.  Il faut en outre une bonne dynamique au sein des organes de direction. Un débat nourri est essentiel à la survie d’une entreprise. Enfin, chaque membre de l’équipe doit être capable de bâtir sur l’avis des autres.

Les entreprises qui réussissent ont une culture qui ne récompense pas seulement la performance, mais promeut aussi la contradiction et le débat.

Et sur le plan organisationnel?
Les Serial Innovators sont plutôt organisés en petites unités relativement indépendantes. Ils expérimentent davantage afin développer de nouvelles compétences et de nouveaux savoir-faire avant leurs concurrents. Et surtout: leur culture d’entreprise ne récompense pas seulement la performance, mais promeut aussi la contradiction et le débat. C’est de cette façon que les Serial Innovators s’obligent à s’améliorer perpétuellement.

Quelle est l’importance d’un regard externe, critique?
Un regard extérieur permet de se confronter à d’autres façons de penser, à d’autres expériences. Un grand groupe suisse livre un exemple intéressant à ce sujet. Il invite chaque année quatre ou cinq experts externes à un séminaire de l’équipe dirigeante. On demande à ces experts de remettre la stratégie du groupe en cause et d’en révéler les points faibles. Pour les managers, l’expérience n’est pas plaisante, mais elle est très efficace pour obtenir de nouveaux points de vue sur un problème. Parfois, accepter d’être mis au défi par un acteur externe à l’entreprise est la seule solution pour confronter la direction à des idées et des perspectives nouvelles. C’est tout particulièrement vrai dans les structures très hiérarchiques et bureaucratiques.

Nous avons montré dans un article que la génération Y voit le travail différemment. Elle cherche à donner un sens au travail et veut changer le monde. Qu’en pensez-vous: ce développement est-il plutôt susceptible de prolonger, ou de raccourcir la durée de vie des entreprises?
Si la génération Y est peut-être la première à exprimer aussi clairement son désir de faire partie de quelque chose de plus grand, elle n’est pas la seule à avoir ce souhait. Je crois au contraire que la quête de sens est ancrée au plus profond de l’être humain. En exprimant ce besoin, la génération Y conduira peut-être les entreprises à réfléchir à leur rôle dans l’économie et la société. Cette réflexion et les mesures qui en découleront pourraient effectivement rendre une entreprise plus résistante et plus à même de s’adapter.

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*Serial Innovators: Firms That Change the World, Wiley 2011.


Claudio Feser, 54 ans, est Senior Partner et membre du Shareholders Council (conseil d’administration) de McKinsey. De 2005 à 2010, il a dirigé les bureaux de McKinsey en Suisse. Il a conseillé durant sa carrière les directeurs de quelques-unes des plus grandes entreprises au monde.

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