Depuis sa mission dans l’espace voilà 30 ans, le, professeur Ulrich Walter, physicien allemand et ancien astronaute scientifique, s’engage en faveur de la vulgarisation de la robotique et de l’intelligence artificielle. Dans cet entretien, il dévoile dans quelle mesure l’IA est vraiment intelligente, si les robots sont capables de mentir et comment la robotique de service facilite une vie en toute liberté de choix à la retraite.

Monsieur Walter, il y a une trentaine d’années, vous avez passé dix jours dans l’espace. Qu’est-ce qui vous a le plus marqué de ce voyage ?
Trois choses m’ont particulièrement marqué. D’abord le décollage lui-même : la sensation incroyable d’accélération jusqu’à une vitesse de 28 000 kilomètres à l’heure en seulement 8 minutes, puis le tour de la Terre en 90 minutes. Un autre temps fort a sans aucun doute été de voir notre planète depuis l’espace. Et le troisième, c’était le sentiment d’apesanteur qu’on ne peut tout simplement pas ressentir sur Terre. Je tiens également à souligner que l’aventure spatiale, c’est avant tout une charge de travail énorme.

Enfant, rêviez-vous de devenir astronaute ?
Non, mais pas parce que cela ne m’intéressait pas. J’ai grandi dans les années 1960 et à l’époque, l’espace faisait l’objet d’une course entre les Américains et les Russes. Les Allemands n’étaient pas du tout impliqués à cette époque. J’adore la science et j’ai toujours voulu devenir physicien. Mais quand j’ai entendu à la télévision que l’Allemagne cherchait des astronautes scientifiques, cela a été la révélation. Quoi de mieux que de faire de la science dans l’espace ? J’ai tout de suite postulé.

J’ai l’impression que vous auriez aimé y aller plus d’une fois ?
Oui. Si vous aviez un billet pour moi, je partirais tout de suite (rires). J’utiliserais n’importe quelle opportunité pour retourner dans l’espace.

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Prof. Dr. Ulrich Walter a entamé une mission de dix jours à bord de la navette spatiale Columbia en direction de l'orbite terrestre en avril 1993 (Photo : NASA)

A l’époque, la navette embarquait un bras robotique avec lequel vous avez effectué la première expérience de robotique dans l’espace. Quelles étaient les capacités de ce bras en 1993 ?
C’était quelque chose d’entièrement nouveau à l’époque. L’idée était que les astronautes n’étaient plus obligés de se rendre eux-mêmes dans l’espace pour y effectuer de coûteuses missions extravéhiculaires. Au lieu de cela, ils devaient pouvoir contrôler un bras robotique depuis l’intérieur, une méthode qui a désormais fait ses preuves dans les stations spatiales. C’est un gain de temps et d’argent.
Ce bras robotique est d’ailleurs aujourd’hui également utilisé dans l’industrie : il a été développé et commercialisé à partir du concept original.

En tant que titulaire de la chaire de génie spatial à l’université technique de Munich, vous menez vous-même activement des recherches dans le domaine de la « robotique de service ». Qu’est-ce que cela signifie exactement ?
Les robots de service fonctionnent différemment des robots ordinaires. Un robot conventionnel, tel qu’il est généralement utilisé dans la production automobile, effectue toujours le même mouvement précis, à un dixième de millimètre près. Cela lui permet par exemple de souder de manière extrêmement précise et plus rapidement que n’importe qui. Mais si vous vous mettez en travers du chemin d’un tel robot, cela devient dangereux, car il ne peut pas esquiver ou réagir d’une autre manière à des situations imprévues. Les robots de service, en revanche, sont dotés de cette capacité. S’ils doivent par exemple emballer à la chaîne des achats en ligne dans des caisses, ils doivent traiter un verre différemment d’un pull. Cette capacité d’adaptation permet également aux robots de service d’interagir avec les personnes. Ils détectent lorsqu’ils entrent en contact avec quelqu’un, et ils arrêtent immédiatement leur mouvement.

Il y a 30 ans, pensiez-vous que la robotique de service en serait là où elle est aujourd’hui ?
Non. La robotique a vu le jour dans les années 1950. A l’époque, on pensait déjà que dix ans plus tard, le premier robot polyvalent existerait. Mais ces prévisions se sont révélées irréalistes. En effet, la robotique requiert également un pilotage précis et impliquent des mathématiques sous-jacentes complexes. Aujourd’hui, nous utilisons l’intelligence artificielle pour automatiser certains mouvements, de sorte qu’ils n’ont plus besoin d’être pilotés explicitement. Seules les technologies modernes ont permis de transformer de simples bras robotiques en robots de service intelligents.

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Le robot en lui-même est aussi bête que tout autre objet. Il peut bouger, mais il ne sait pas comment.

La robotique et l’intelligence artificielle sont souvent synonymes. Comment expliquez-vous la différence aux personnes non initiées ?
Le robot en lui-même est aussi bête que tout autre objet. Il peut bouger, mais il ne sait pas comment. C’est un ordinateur surpuissant qui envoie la commande. Le «cerveau» du robot se trouve donc à distance. Nous sommes actuellement dans une phase de développement où nous essayons d’intégrer l’intelligence au robot lui-même. Mais la difficulté réside dans le fait que nos ordinateurs actuels nécessitent tellement d’espace et d’énergie qu’il est impossible de les loger dans une structure relativement petite comme la tête humaine. Le cerveau humain est bien plus performant dans ce domaine.

Comment définissez-vous l’intelligence artificielle ? En quoi diffère-t-elle de l'intelligence humaine ?
En tant qu’experts, nous préférons parler d’« intelligence mécanique », ce qui souligne déjà que nous sommes encore très loin de l’intelligence humaine. L’IA essaie d’imiter l’intelligence humaine sous toutes ses facettes, ce qui englobe bien plus que l’intelligence logique et mathématique. Les êtres humains possèdent par exemple aussi l’intelligence sociale, l’intelligence spatiale ou l’intelligence du mouvement. Et l’intelligence « artificielle » n’en est qu’à des années-lumière.

Malgré cela, il existe encore un grand scepticisme face à l’IA, voire une peur…
Oui, l’intelligence artificielle fait très peur parce que personne ne la comprend. J’aime comparer l’IA à l’électricité. Nous apprenons très tôt à ne pas mettre les doigts dans une prise électrique. Mais une fois que l’on a compris le fonctionnement d’une prise électrique, on peut très bien intervenir dessus : il suffit de savoir où l’on met les doigts. Il en va de même avec l’IA. Si vous comprenez où sont les limites de l’IA, comment elle fonctionne et pourquoi elle répond comme le fait, alors cela devient assez simple. Il faut savoir quand on peut faire confiance à l’IA et quand elle déraisonne. Tant qu’on ne comprend pas, on a peur. L’ignorance engendre la peur.

A quel point les gens ont-ils peur de l'IA?

A ce propos, un robot peut-il délibérément mentir ?
Non, parce que la robotique est inconsciente. Mais l’IA ment ou hallucine à son insu. ChatGPT, par exemple, tire toutes ses connaissances d’Internet et ne peut pas évaluer ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Si je veux savoir quelque chose de précis, je dois faire des recherches et vérifier par moi-même.

Vous menez également des recherches dans le domaine de la gériatronique, un terme qui englobe la gériatrie, c’est-à-dire la médecine du vieillissement, et la robotique. Quel rôle jouent la robotique et l’IA pour favoriser une vie en toute liberté de choix à la retraite ?
La gériatronique peut par exemple aider les personnes âgées à rester plus longtemps chez elles. Si la personne se sent soudain mal, un robot peut établir une liaison directe avec un médecin qui, par l’intermédiaire de la télérobotique, peut effectuer une première analyse, apporter une aide ciblée et alerter les services d’urgence si nécessaire. Un robot peut aussi aider aux tâches quotidiennes, par exemple passer l’aspirateur, aller chercher le journal ou apporter un café. Avec un robot, on peut aussi très bien jouer aux échecs, discuter ou même plaisanter. Et dès que le robot atteint ses limites, l’intelligence humaine peut intervenir pour prendre le relais.

Où se situent les limites de la robotique et de l’IA dans ce domaine ?
L’IA ne pourra pas remplacer l’aspect interpersonnel et social. La gestuelle, par exemple, est essentielle pour la communication interpersonnelle. Mais comment l’apprendre à un robot ? Pour rire de bon cœur, il faut non seulement une bouche qui sourit, mais aussi des yeux pétillants, et bien plus encore. Nous n’en sommes pas encore là.

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L’IA ne pourra pas remplacer l’aspect interpersonnel et social.

Pour les entreprises, où se situe le plus grand potentiel de l’IA selon vous ?
L’IA est parfaitement adaptée aux entreprises, car chacune a son créneau spécifique requérant une certaine expertise. Ces connaissances spécialisées peuvent être mises en œuvre de manière optimale dans l’IA. Pour cela, il suffit d’alimenter son propre système d’IA en connaissances et de l’entraîner, ce qui suppose un ordinateur extrêmement puissant et beaucoup de temps. Utiliser son propre ChatGPT alimentés avec des connaissances spécifiques à l’entreprise aide énormément.

Dans quelle mesure faites-vous appel à l’IA et aux robots ?
Oh, je chatte presque tous les jours avec ChatGPT. Si j’ai besoin d’informations, ChatGPT est vraiment très utile. Je ne pose qu’une brève question et j’obtiens une réponse tout de suite.

Vous n’avez pas de robot ultra moderne qui vous apporte le journal ou le café ?
Non, j’aime encore le faire moi-même (rires). Mais j’aurai peut-être besoin de cette aide un jour.

UWalter_2023-07-01_EIB261_16x9_1762x992_Credit Eib Eibelshäuser_no copyright

Professeur Ulrich Walter

Né en 1954, le professeur Ulrich Walter est titulaire de la chaire de génie spatiale à l’université technique de Munich. Il mène des recherches dans les domaines de la robotique spatiale et de l’assistance robotique pour une vie en toute liberté de choix à la retraite. Il a étudié la physique à l’Université de Cologne où il a obtenu son doctorat en 1985. En 1986, il a postulé à un poste d’astronaute scientifique. En 1993, il a passé dix jours dans l’espace à bord de la mission D2, où il a mené diverses expériences robotiques. Ulrich Walter est membre du conseil d’éthique bavarois et conseille le gouvernement bavarois sur les questions de technique et d’IA.

Cet entretien avec Prof. Dr. Ulrich Walter a eu lieu dans le cadre de sa conférence à l’Institut suisse de recherches internationales (SIAF).

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